Blandine Chelini-Pont est professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille, docteur en droit. Elle possède une HDR en sciences religieuses de l’Ecole pratique des hautes études. Après une thèse sur les relations des Etats-Unis avec le Saint-Siège sous Roosevelt et Truman, (Sciences Po, sous la direction de Pierre Milza), ses travaux se sont portés conjointement sur la politique internationale et concordataire de l’Eglise catholique, la géopolitique du christianisme, l’histoire politique du catholicisme américain, la place comparée du religieux et des religions dans les systèmes normatifs et juridiques contemporains, particulièrement français et états-unien. Elle enseigne à la Faculté de droit et de science politique et à Sciences Po Aix-en-Provence, notamment les religions dans les relations internationales et dans le droit.
Il était une fois – aux temps immémoriaux de l’âge de bronze – une belle et jeune princesse, fille d’Agénor, le prospère roi de Tyr et de la Phénicie, dont le royaume pacifique était au carrefour des mondes égyptien, mycénien et hittite et de leurs échanges.
Alors que la princesse marchait au bord de la mer, un magnifique taureau blanc s’approche d’elle. Il est si majestueux qu’elle le prend pour Apis, le grand dieu égyptien de la fertilité, l’âme vivante du monde. Avec dévotion, elle dépose une couronne de fleurs autour de ses cornes. Et comme il se courbe vers le sol, en s’inclinant devant elle, elle grimpe avec confiance sur son dos. En un éclair, le noble taureau bondit dans les nuées tout en se métamorphosant. Apis se déforme en Zeus, Dieu du Tonnerre et de la Foudre, effrayant d’éclat. Venant du nord, adoré par les Hellènes, Zeus aime changer d’apparence pour tromper ses victimes et les abuser, qu’elles soient déesses, nymphes ou humaines. Il peut aussi juste les tétaniser de son regard aveuglant. Zeus emporte l’infortunée de l’autre côté des mers, vers un versant qui porte désormais son nom, L’ Europe ou la princesse du couchant (ereb).
Dans la légende, Zeus garde Europe sur l’île de Crète, le temps de son bon plaisir soit trois enfantements. Puis il l’abandonne au roi local. Faisons de Zeus la métaphore historique des assaillants nomades, venus des contrées sauvages depuis le nord et les steppes, Germains, Huns, Slaves, Magyars, Varègues, Petchénègues, Khazars, Mongols, Tatars d’avant-hier, Russes d’hier et d’aujourd’hui. Faisons d’Europe son homonyme continental et de leurs enfants mixtes les peuples qui la composent, nés du pillage et de la colonisation.
Europe pourtant paraît hors de danger. Elle retrouve son honneur et son rang parmi les humains en épousant Astérion, le bon roi de Crète, qui légitime ses enfants. Quand Astérion meurt et se transforme en constellation boréale, Minos, son fils adoptif et premier-né d’Europe, lui succède. Minos règne de manière très prospère sur les échanges de la Grande mer, en digne petit-fils d’Agénor. Son règne se transforme en civilisation. Mais sa fortune n’est pas si solide. Obligé de se concilier les faveurs d’un autre Dieu prédateur, Poséidon, qui domine les mers et les tempêtes d’Occident, Minos promet de lui sacrifier un taureau blanc, à la manière d’un adorateur de Mithra. Poséidon lui offre pour l’occasion un splendide animal, qu’il fait jaillir des flots. Mais Minos n’adore pas Mithra et il n’a pas le goût du sacrifice. Il fait égorger un autre animal sans valeur à la place. Il garde le taureau blanc qu’il honore comme nouvel Apis, et le promène en cortège, devant les foules qui le vénèrent. Minos lui fait construire un temple, pour perpétuer son culte, juste à côté de son propre palais, dans la forteresse de Cnossos.
Mais les arrangements de Minos avec le taureau blanc, son refus implicite de sacrifier à Poséidon, provoquent une colère cataclysmique du Dieu des tempêtes. Il rend le taureau furieux et inspire à Pasiphaé, la femme de Minos, une passion dévorante. Faisons de Poséidon la métaphore de tous les Empires d’Occident, ceux du passé et celui d’aujourd’hui, les Etats-Unis. Faisons du taureau blanc leurs différentes civilisations et alliance, et du roi Minos, les temps éphémères de paix continentale, incarnée de nos jours dans la construction européenne.
Le taureau dément dévaste toute la Crète et s’accouple à Pasiphaé. De l’étreinte sacrilège naît le Minotaure. Minos tente de cacher et d’enfermer le monstre dans un labyrinthe. Mais au culte pacifique d’Apis a succédé le culte sacrificiel le plus sanglant. Le Minotaure a renversé l’hécatombe. C’est pour lui que les jeunes gens du Royaume et ceux des pays vassaux sont sacrifiés, car le monstre se nourrit de chair humaine. La peur s’empare de la Grande Mer. Les filles légitimes de Minos et de Pasiphaé, Ariane et Phèdre, cherchent à arrêter cette folie. Elles s’allient au jeune Thésée, prince d’Athènes, la cité vassale, qui jure de libérer leur monde de ce monstre. Mais la vengeance de Poséidon est un poison lent. Ariane est à son tour aveuglée par la passion. Elle ne voit pas que Thésée n’a que faire de la Crète. Elle le conduit jusqu’au cœur du labyrinthe, où il tue le Minotaure, son demi-frère monstrueux. En guise de récompense, elle est abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos; Phèdre, qui remplace sa sœur dans le lit du beau conquérant, n’a pas plus de chance. Frappée de passion pour son beau-fils à peine pubère, elle est rejetée par ce dernier, qu’elle accuse alors de viol, le condamnant à une mort fatale. De honte et de désespoir, Phèdre se pend.
Violence, passion, transgressions : de cet épilogue tragique, filons encore la métaphore. Dans la tempête, les enfants de Minos se transforment en monstres (populisme, illibéralisme), leur prospérité, stabilité politique et alliances s’ébranlent jusqu’au fondement (droits et libertés, libre circulation, OTAN) ; ils sont minés de l’intérieur par des passions qui les aveuglent (guerre de civilisation, haine migratoire, haine de l’Union) et qui entrainent leur mutuelle trahison, leur désunion et la fin de leur Royaume, au profit de voisins sans scrupules (Chine).
Des Dieux féroces et de leurs taureaux noirs, repeints de fausse blancheur, l’un qui camoufle sa préméditation avide et l’autre qui étale son humeur massacrante, Europe et sa descendance tiraillée ont subi le joug, jouets des passions divines qui les saccagent. Comment briser cette roue fatale ? La progéniture d’Europe doit cesser de subir sa filiation. Elle doit cesser de croire, rompre le cycle infernal des abus, de la séduction ou de la colère, en les appelant par leur nom. Elle doit devenir aussi résiliente et rusée qu’Ulysse, le roi d’Ithaque, qui a survécu à la malveillance des Dieux jaloux, en naviguant sans relâche aux carrefours du monde et en restant toujours uni à ses frères compagnons, coûte que coûte.

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